Question de regard

Nicolas Bouyssi - Particules n°11, Paris 2005


S'il n'y avait pas 
In_Stances, on pourrait penser que l'unité du travail de Marie Maquaire se trouve du côté de l'éloge du mouvement : du mouvement du corps de la vidéaste à travers les villes d'Europe qu'elle visite, et du mouvement de la caméra dans sa manière d'appréhender les pays traversés. En recourant aux travellings comme aux procédés d'incrustations d'images, Marie Maquaire semble mettre en scène dans ses premières vidéos la pure jouissance de la découverte et du voyage à la va-vite : jouissance enfantine sans doute, mais aussi romanesque que celle de décider un beau jour de s'en aller et de larguer les amarres pour un ailleurs ; pour le plaisir de laisser son regard filer et se déporter, comme pour celui de ne plus fixer la caméra et de lui faire librement parcourir les rues et les fleuves à toute vitesse. De ce point de vue, le rythme de ses premières vidéos témoigne d'une sorte d'urgence scopique à tout explorer. Mais Tentative d'épuisement d'un lieu, titre générique de ces travaux, constitue bien plus qu'un simple hommage à Perec : il donne un indice sur la manière d'aborder l'évolution du projet ; car, comme chez Perec, il en exhibe aussi l'invalidité.

De fait, grâce à 
In_Stances, on comprend qu’une réflexion réelle sur le mouvement implique qu’un jour s’effectue un retour stratégique à l’immobilité, seule capable de contrer le danger qui menace le regard que l’ivresse ou l’ingénuité condamnent à l’impossibilité de s’arrêter de dériver : danger, entre autres, que ce regard ne se dilue malgré lui ; et que l’unité de la conscience ne se disperse jusqu’à ne retenir des espaces traversés que des impressions diffuses. Dans cette perspective, si split-screen et multi-screen permettent d’un côté une recomposition sculpturale des endroits que le regard a captés, par la prolifération des écrans, ils en miment simultanément la décomposition temporelle. L’utopie de l’explorateur, sa méticulosité et son obstination à ne rien manquer, que favorisent dans notre monde les techniques et l’utilisation de moyens de transports rapides, s’achève sur le constat que l’espace est voué à se délabrer, et le sujet à éclater lorsqu’il circule sans savoir s’arrêter.

De cette opposition entre l’utilisation du mouvement de la caméra comme carnet de notes (de notes qui réussissent à commémorer, paradoxalement, les lieux dans leur fluidité), et l’intuition qu’il ne reste d’emblée de ces notes que des sensations morcelées et avortées aussitôt qu’éprouvées, résulte une impression : le désir d’épuiser un lieu fait fatalement place, un jour, à l’angoisse de l’avoir raté et de finir épuisé.

Un travail de 1998-99, 
Va-vitre, mettait déjà en évidence les limites du regard trop mobile : quelques images avaient été soigneusement prélevées par Marie Maquaire au flux continu de sa propre vidéo, afin de les " geler " et de permettre, dans une série de tableaux photographiques, de proposer une halte, pour mieux souffler peut-être, mais également pour se demander ce qui avait été vu, et quel en avait été pour l’exploratrice, au juste, l’intérêt. Une halte, en français classique, a pu se dire " station " ; l’étymologie du mot est la même pour In_Stances. Dans ce travail, le regard de Marie Maquaire se pose plus franchement et entre du même coup dans une phase critique : quelles peuvent être les motivations d’un éternel voyageur ? In_Stances est composé de trois installations.

La première, nommée Chute, renoue avec la technique du multi-screen et en dénonce la vanité : le glissando n’est plus horizontal ni linéaire : il va et vient du haut en bas d’une façade d’immeuble sans en présenter l’unité. Le montage en boucle de ce va-et-vient, la fragmentation de la façade en seize écrans et l’importance accordée au son, renforcent l’idée que le regard fébrile, quel que soit le nombre de ses points de vue, reste inapte à l’exhaustivité. Au contraire, il favorise l’effondrement.

Dans la deuxième installation, lieux publics, la caméra filme d’abord longuement, en plan fixe et de manière apparemment insignifiante, une gare et une place ; puis elle laisse entendre que le point de vue unique et immobile est une manière plus sûre de capturer un lieu et son aventure ; car quelque chose finit par se produire. Lieux publics adresse en ce sens une deuxième critique au regard qui se disperse : sans histoire, il est voué à s’engluer dans l’instant et manque fatalement l’événement. Il ne prend pas en compte les détails, la durée et les nuances, il n’est pas attentif.

La dernière installation, le promeneur, délègue cette fois le regard de l’artiste aux personnes que son séjour parisien lui a permis de rencontrer. S’inscrivant délibérément dans une forme de lignée romantique, en rendant hommage au célèbre tableau de G.D. Friedrich, Marie Maquaire filme en plan fixe, selon les valeurs du tableau d’origine, des promeneurs immobiles en train de contempler des endroits qui leur sont chers et qu’ils nous transmettent sans nous en donner la cause. Par ce dispositif, les points de vue sur l’espace sont désormais doublement stabilisés
 : le regard de l’artiste se soumet à celui d’un autre ; et sa découverte d’un endroit à sa présentation par une personne qui sait pourquoi elle a souhaité s’y faire filmer. Consolidé, le regard est maintenant capable de partage et de générosité.

Plutôt que des haltes, les arrêts que proposent les trois installations d’
In_Stances 
constituent donc plutôt trois étapes, toutes nécessaires, et fortement articulées, mais insatisfaisantes comme l’indique dans le titre la mise en valeur du préfixe privatif. A suivre le parcours que nous propose Marie Maquaire, la contemplation est indispensable parce qu’elle permet de trouver son rythme et d’entamer une relation moins superficielle avec les autres et la réalité. Mais elle n’est pas suffisante, et préfigure un retour plus nourri et plus stable à l’action.