J'ai l'esprit qui touche

Éric Pessan, 2020


La pensée - c’est Valère Novarina qui l’écrit - va se trouver capturée par le ralenti, la nage irrégulière de la main écrivant, traçant. Il n’y a pas de pensée hors de cette retenue respiratoire que seule la main peut pratiquer. Un ralenti de nage lente.

Et plus loin, il ajoute : l’organe du langage c’est la main.

On m’a souvent demandé de faire semblant d’écrire : pour une photo de presse, pour un court reportage qui sera diffusé dans les éditions locales des journaux télévisés. Tiens, mettez-vous à l’ordinateur et faites comme si nous n’étions pas là. C’est impossible, justement, parce que vous êtes là : les cadreurs, les photographes, le preneur de son, le journaliste. Vous êtes là, avec la délicatesse bruyante d’un troupeau d’éléphant dans mon étroit bureau. C’est impossible mais on essaie tout de même, et je sais que cette séquence-là sera coupée au montage, elle l’est toujours : c’est emmerdant un écrivain vissé sur son siège face à un écran. L’équipe gardera les prises de vues réalisées dans le jardin ou dans les chemins creux des vignes autour de chez moi, là où je réponds aux questions en marchant, ce sera plus dynamique à l’écran.

Ce qui se joue, lorsque Marie Maquaire s’invite dans un bureau ou un atelier c’est exactement l’inverse : on ne fait pas semblant. On fait. Ce n’est pas la position plus ou moins fantasmée d’un artiste au travail qui l’intéresse, c’est le travail en train de naitre, c’est le dialogue entre la main et le travail en cours. Elle a bien compris que l’organe du travail, c’est la main.

Jamais je n’aurais cru possible de pouvoir travailler en oubliant la caméra. Et pourtant, à l’image, dans les films de Marie Maquaire, je me vois écrire, rechercher une information sur un site Internet, la confirmer en vérifiant dans un livre. Puis écrire à nouveau, l’auriculaire de ma main droite efface régulièrement le dernier mot tapé : soit que j’ai un autre mot en tête, soit que je l’ai mal orthographié. En me regardant à travers le regard de Marie Maquaire, je me vois travailler pour la première fois.

Pas de commentaire, pas d’autre son que celui de l’atelier : le ciseau à bois, le rouleau encreur, le vacarme des doigts hésitants sur le clavier d’ordinateur. Du noir et blanc, comme pour éviter que la couleur ne vienne distraire de l’essentiel.

Et pourtant, nulle objectivité : qu’elle soit dans l’atelier d’un graveur ou le bureau d’un écrivain, Marie Maquaire se fait discrète pour mieux faire ses films, au plus proche, à fleur de peau, elle cadre, danse autour de son sujet, révèle les poussières au ras de l’écran, suit la patiente avancée d’un ciseau à bois, la spirale des copeaux. Rien de spectaculaire, rien d’évènementiel, mais la beauté des gestes libres. La façon dont les mains d’une impulsion émeuvent l’air (la formule est d’Henri Focillon).

Par elles (les mains, donc, c’est toujours Focillon qui écrit) l’homme prend contact avec la dureté de la pensée.

C’est une chose que j’ai souvent racontée : je n’écris pas à l’oral. Cette lapalissade étonne pourtant beaucoup. Je ne sais pas dicter, je ne sais pas enregistrer un texte en cours de création. J’ai besoin de mes mains, d’un stylo ou d’un clavier – aucun fétichisme, ce sont des outils qui ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients – du mouvement de mes mains. Si je parle, je suis bête parce qu’il me manque l’intelligence des mains. La phrase se forme quelque part dans une circulation entre l’esprit et les mains. Un texte ne s’écrit pas que dans la pensée, il a besoin d’un corps, de l’agilité des doigts, d’incarnation. La bouche est inefficace dans ce cas (j’ai une fois tenté de travailler à une pièce de théâtre avec un magnétophone – l’échec fut total, les répliques faites pour être dites ont elles-aussi besoin de mes mains). Filmer les mains d’un écrivain, c’est – d’une certaine façon – filmer sa pensée en cours d’élaboration.

Je ne fais pas semblant, donc, ce n’est pas une comédie qui se joue mais bien une sorte de dévoilement. Les gestes, les allers-retours, les incertitudes, les suspensions, rayer un mot sur un carnet, faire un dessin pour me délasser entre deux sessions de travail sur un texte en cours, lire à voix haute un passage pour savoir comment il sonne, c’est mon quotidien d’auteur au travail. La lente avancée d’un texte en cours d’élaboration, quelque chose de barbant, de fastidieux, d’assommant même. Regardez lorsque le cinéma s’essaie à représenter un auteur ou un artiste au travail : il impose des gestes fiévreux, des pages déchirées, des emportements, des toiles lacérées, des peintres qui courent autour de leur tableau avec une émotion surjouée. S’il a tellement peur d’ennuyer son spectateur, le cinéma, c’est qu’il ne fait pas assez confiance à la singularité de son regard.

En écrivant ce texte, en réfléchissant à ce qui s’est produit exactement lorsque Marie Maquaire est venue à plusieurs reprises me filmer, je comprends les raisons pour lesquelles j’ai pu travailler comme si elle n’était pas là : parce qu’en vérité, en cadrant sur mes mains, c’est elle qu’elle filme. Je ne suis là que pour produire les images qu’elle cherche. Donnant-donnant, en quelque sorte. Mes mains comme trace de la dureté de la pensée.

J’en reviens à Novarina, il a cette phrase qui résume tout ce que j’aurais à dire, alors je ne me prive pas de lui emprunter : J’ai l’esprit qui touche.

Les mains travaillent, donc, d’autant plus librement qu’elles ont compris que la caméra n’est pas une ennemie en ce sens qu’elle ne cherche ni à dramatiser leurs mouvements, ni à prétendre à une vérité documentaire. Les mains se livrent à leur routine de pensée incarnée : elles touchent pour l’esprit le clavier, la plaque de bois, la feuille, le crayon, elles vivent leur vie animale de mains en toute confiance, un peu flattées, sans doute, d’être si bien regardées.



Valère Novarina, Devant la parole (POL)
Henri Focillon, Eloge de la main (éditions Marguerite Waknine)